Ruminer ses problèmes, ça enferme. C’est pourquoi l’action vaut mieux que l’introspection. Une affirmation plutôt paradoxale pour un psy. Sauf que celui-ci ne croit pas au psychisme.
Isabelle Taubes
- Psychologies : Quand on consulte un psy, n’est-ce pas justement pour se plaindre de ne pas jouir de l’existence ? Et surtout pour essayer d’en comprendre la cause ?
- Si mieux se connaître ne permet pas de vivre mieux, que nous proposez-vous ?
- Vous admettez néanmoins que notre histoire familiale, nos expériences douloureuses influencent notre présent ?
- Vous vous éloignez donc de la démarche thérapeutique classique, qui est une interrogation du passé. Comment appelez-vous votre technique ?
- Comment se passe une séance ?
- Si je viens vous voir en disant : “J’explose ! Mon chef de service me tyrannise, mon mari ne lève pas le petit doigt pour m’aider à la maison”, que me répondrez-vous ?
- C’est la bonne vieille méthode Coué : “Je vais bien, je vais de mieux en mieux chaque jour” !
- D’accord, mais vos propos me semblent très abstraits. Concrètement, je m’y prends comment ?
- Et si je manque totalement de confiance en moi…
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Une vie à contre-courant. François Roustang est l’un des grands trublions du monde psy. Dans son dernier ouvrage, “La Fin de la plainte”, il nous invite à cesser de glorifier nos si chers » moi « . Etonnant pour un thérapeute ? Cette prise de position, il la doit à sa formation initiale, la philosophie, et à sa fréquentation de la théorie lacanienne qui voit dans l’ego une baudruche gonflée d’orgueil. Dans les années 80, Roustang abandonne la psychanalyse traditionnelle pour se consacrer à l’hypnose. Là encore, il se situe à contre-courant des idées communément admises. Pour lui, cette technique, loin d’être passive, nous réveille : elle entraîne un état de vigilance extraordinaire, où nous prenons contact avec notre potentiel créateur. Roustang est l’auteur de plusieurs ouvrages devenus des classiques. Parmi eux, “Qu’est-ce que l’hypnose ?” (Minuit, 1994), “Comment faire rire un paranoïaque ?” (Odile Jacob, 1996), et deux essais guère complaisants sur Freud et la psychanalyse : “Un destin si funeste” et “Elle ne le lâche plus” (Minuit, 1976 et 1980).
Après quoi cours-tu ? » demanda un jour au thérapeute François Roustang l’un de ses amis. Il lui répondit : » Je cherche à mettre un terme à la plainte ! » L’autre crût à une plaisanterie. De cette conversation naquit pourtant un livre paru récemment, “La Fin de la plainte”.
La plainte se décline souvent ainsi : » J’ai un mari et des enfants adorables, mon travail me plaît, pourtant je suis insatisfaite. » Elle peut revêtir des contours plus tragiques : » Il m’est impossible d’aimer, car mon père a abusé de moi enfant. » Dans tous les cas, elle est la preuve qu’un événement persistant du passé nous empêche de profiter du présent. Et de lui faire face. Cependant, explique François Roustang, plus nous nous plaignons, plus nous souffrons. Car la plainte entretient la souffrance. D’où son invitation à la dépasser.
Psychologies : Quand on consulte un psy, n’est-ce pas justement pour se plaindre de ne pas jouir de l’existence ? Et surtout pour essayer d’en comprendre la cause ?
François Roustang : Cette attitude est une caractéristique de notre époque, de notre culture, qui nous invite à nous raconter, à nous inquiéter de notre moi, de notre image. Elle va de paire avec l’individualisme ambiant. Croire qu’on va guérir de sa douleur intérieure en apprenant à se connaître est la grande illusion du moment. Née avec la psychologie, elle s’est développée avec la multiplication des thérapies. On en arrive aujourd’hui à des situations absurdes : des jeunes femmes persuadées de ne pas rencontrer le grand amour parce qu’elles n’ont pas suffisamment » travaillé sur elles « . Comme s’il fallait un travail sur soi pour être amoureux ! Non seulement la connaissance de soi ne guérit pas, mais elle enferme ! Elle fait de nous des Narcisse dépressifs. Le besoin de comprendre est respectable, il fait pleinement partie de notre culture. Mais comprendre ne fait pas changer.
Si mieux se connaître ne permet pas de vivre mieux, que nous proposez-vous ?
Une piste qui mise non sur l’introspection, mais sur l’action. Un exemple : une femme se plaint de ses mauvais rapports avec sa mère, qui n’a jamais reconnu sa valeur. Au lieu de l’inviter à ressasser son enfance malheureuse, j’essaie de lui faire entendre qu’elle n’a plus besoin, aujourd’hui, d’être reconnue par sa mère ; qu’il existe de nombreuses sources de bonheur possibles pour elle : s’investir dans le travail, l’amour, l’amitié. Le passé ne se change pas.
Il est absurde d’attendre qu’une reconnaissance ou un amour » ait eu lieu « . La question est : » Comment faire pour me rendre disponible au réel actuel ? » Cela suppose de tourner le dos à ses manières habituelles de vivre, de penser, de sentir.
Vous admettez néanmoins que notre histoire familiale, nos expériences douloureuses influencent notre présent ?
Oui. Mais que faire de ce constat ? Je ne nie pas l’importance de notre enfance, j’estime qu’il faut ne pas y rester fixé. L’exemple que je vais vous donner est plus dramatique que le précédent. Récemment, une femme est venue me voir après sept ans de thérapie. Pendant toutes ces années, elle avait fouillé son passé à la recherche d’une preuve, car, à la mort de son père, elle avait eu le sentiment qu’il avait abusé d’elle dans son enfance. Sept ans plus tard, elle n’en savait pas davantage et était au plus mal. Au lieu de continuer à creuser, pour savoir si son impression reposait sur une vérité, je lui ai proposé de travailler autour de cette idée : » En admettant que mon père ait abusé de moi, quels sont les moyens dont je dispose aujourd’hui pour être heureuse ? »
Vous vous éloignez donc de la démarche thérapeutique classique, qui est une interrogation du passé. Comment appelez-vous votre technique ?
Je ne le sais plus très bien moi-même. En tout cas, je ne me définis plus du tout comme » psychothérapeute « , car, pour moi, le psychisme n’existe pas. La psyché, entité autonome séparée du corps, est une pure invention. Le psychisme, c’est du corps ! Et le corps est esprit ! Les maladies dites » psychiques » sont en réalité celles d’un corps endormi, passif, qui se renie comme corps humain. La guérison de ce dernier ne passera pas par l’analyse de quelques » conflits psychiques « , ce qui l’assoupirait encore davantage, mais par la parole, le geste, bref, le contact avec un autre corps humain – celui du thérapeute – qui le réveillera. Il s’agit de rendre au corps sa dimension sensorielle, son langage.
Comment se passe une séance ?
C’est à chaque fois différent. Seul l’objectif est constant : rendre au corps sa capacité de penser. Agissez et vous inventerez une foule de solutions que vous n’entrevoyez même pas ! Un homme s’adresse à moi parce qu’il n’arrive pas à réfréner sa violence. Sa vie et ses relations aux autres sont devenues très difficiles. Je lui demande s’il pratique un sport. » Du squash, me répond-il, un jeu de raquettes extrêmement violent. » » Pourriez-vous imaginer ici, dans ce fauteuil, un geste de squash dans lequel vous seriez totalement immergé ? » Après un temps d’hésitation, il y parvient et reconnaît se sentir apaisé. Je lui propose alors, dès qu’il ressentira des pulsions de violence, de se remémorer ce geste, d’en éprouver les effets. Une toute petite séquence, mais qui lui permettra de ne plus se laisser submerger par son agressivité.
Si je viens vous voir en disant : “J’explose ! Mon chef de service me tyrannise, mon mari ne lève pas le petit doigt pour m’aider à la maison”, que me répondrez-vous ?
Dans un premier temps, je vous dirais de vous investir totalement dans cette situation, avec ce qu’elle implique de souffrance. Cessez de la subir et essayez de vous dire : » Je vais bien. Il y a en moi quelqu’un qui va bien et auquel je n’accorde pas une attention suffisante. »
C’est la bonne vieille méthode Coué : “Je vais bien, je vais de mieux en mieux chaque jour” !
Exactement, mais prise très au sérieux. Je n’essaie pas de suggérer un état de bien-être inexistant. J’affirme au contraire ce qui est. Même si la situation est difficile, j’y adhère, dans une forme d’amour. C’est à cette condition qu’une vie change ! Ça vous paraît simpliste ? Essayez ! Votre supérieur hiérarchique vous harcèle ? Au lieu de laisser votre corps s’assoupir, de vous recroqueviller sur vous-même, dites-vous : » Je prends la situation en main, je l’admets. » Lorsqu’on a, face à soi, quelqu’un qui manifeste une véritable présence, qui vous regarde, on ose moins le piétiner. Bien sûr, ce n’est pas une méthode miracle : il existe des pervers ingérables ! Face à un chefaillon pervers, la meilleure solution est souvent de changer d’emploi ou de prendre un congé maladie pour » récupérer « . Mais vous le ferez de façon plus » intelligente » si vous avez renoué le contact avec votre corps, vos sens, si vous vous êtes d’abord retrouvé.
D’accord, mais vos propos me semblent très abstraits. Concrètement, je m’y prends comment ?
Comme cela [François Roustang accomplit un mouvement du corps qui lui permet de se redresser et d’ » être là « . La posture juste ne s’explique pas, elle se ressent]. Vous avez les moyens d’agir ! Mais vous l’ignorez : vous êtes dans la situation de l’enfant au bord de la piscine, qui se demande comment on fait pour nager ! En réalité, c’est évident : il n’y a qu’à » faire « . A propos de l’apprentissage, le philosophe Ludwig Wittgenstein explique qu’à un moment il faut dire à l’apprenti : » Tais-toi et fais-le !
Et si je manque totalement de confiance en moi…
Effectivement, le travail du thérapeute se complique. Dans ce cas précis, il s’apparente à un guide de haute montagne, qui ne peut pas grimper à la place de l’autre, mais l’encourage : » Je suis là, je tiens la corde, vous pouvez y aller. » C’est la relation patient-thérapeute qui va restaurer la confiance en soi. Même quand on a la sensation quelle est absente, il en existe un fond en chacun de nous.
VIDEO :
“François Roustang” :
pour mieux connaître ce praticien original, 60 minutes d’entretiens avec Daniel Friedmann (CNRS audiovisuel).